Ca y est, nous y sommes. Comme toutes les familles, nous avons dû faire face aux incessantes requêtes d’animal domestique de la part d’Héloïse et, de guerre lasse, nous avons fini par céder. C’est ainsi que 蝈蝈 Guō guō a rejoint notre foyer. Non il ne s’agit pas d’un chiot (狗狗 Gǒu gǒu, rien à voir !), ni même d’un chat, d’un lapin, d’un hamster, d’une souris, d’un oiseau ou d’un poisson rouge, non rien de tout cela, Guoguo est un… criquet !
Criquet ou grillon ? Quand elle n’ennuie pas, la question semble diviser les foules. La plupart du temps, l’un et l’autre terme sont utilisés indifféremment, mais certains revendiquent que le criquet est un guerrier et que le grillon est un insecte chantant et porte-bonheur, tandis que d’autres affirment exactement l’inverse. Il est en effet assez difficile de faire la part des choses en raison de la ressemblance de ces insectes, des différentes qualités qu’on leur prête selon les cultures, et enfin des catégories de dénomination (scientifiques ou populaires), auxquelles s’ajoutent les éternels problèmes de traduction.
Pourtant, si l’on veut être précis, grillons et criquets sont bien différents : les premiers sont généralement bruns, doté d’une queue de pie, courts sur pattes, belliqueux et peu chanteurs ; les seconds ont de longues pattes comme leurs cousines sauterelles, sont tour à tour bruns, jaunes, bleus ou verts et ils chantent du matin jusqu’au soir.
Bruns, teigneux et dotés d’une queue de pie: ce sont des grillons!
Abdomen multicolore, pattes arrières coudées et très relevées: ce sont des criquets!
Mais il y a de quoi s’y perdre car les anglophones semblent vouloir compliquer l’affaire avec leurs « fighting crickets » qui ne sont autres que des 蟋蟀 Xīshuài (ou encore 油葫芦 Yóu hu lú), c’est à dire des grillons; et les grillons par ailleurs n’y mettent pas non plus du leur en chantant parfois à la manière des criquets (enfin techniquement, leur stridulation a une origine différente). Oui mais alors, lequel des deux porte bonheur ? Je ne saurais me prononcer pour l’heure…
Quoiqu’il en soit, le nôtre étant affublé de longues pattes, d’une tête bleue et d’une « voix » haut perchée, il s’agit sans nul doute d’un criquet, ce qui lui vaut, ainsi qu’à tous ses congénères de Chine, l’appellation affective de 蝈蝈 Guō guō (蝈蝈儿 Guō guō ēr pour la version pékinoise) .
Et je dois dire que Guoguo se comporte en parfait animal de compagnie : il se contente de quelques épluchures et son chant égaie toute la maison (à condition de ne pas le laisser dans la chambre des enfants, sous peine de réveil précoce). C’est bien cette qualité qui l’a rendu si populaire en Chine depuis des siècles, malgré une phase de désamour durant la révolution culturelle : la possession d’un criquet était alors associée aux mœurs (décadentes !) de la Chine impériale et entrait de fait dans la catégorie des 四旧 sì jiù, les « quatre vieilleries » à éradiquer. Mais aujourd’hui les criquets ont retrouvé leur popularité et rien n’est plus aisé que de s’en procurer un. A l’arrivée de l’été, les vendeurs ambulants arpentent les rues à bicyclette, précédés du chant des dizaines d’insectes qu’ils transportent avec eux dans autant de petites cages individuelles en sorgho. Pour quelques yuans on peut choisir son criquet et bénéficier de son chant à la maison, ou partout avec soi. Dans les marchés spécialisés, on peut en effet se procurer des cages de toutes sortes, mais aussi des boîtes destinées au transport quotidien du criquet. Afin qu’il ne prenne pas froid l’hiver, on peut investir dans une housse en tissus pour envelopper la cage en plastique ou, mieux encore, dans une calebasse spécialement travaillée pour accueillir l’insecte chanteur. Ces petits logis de forme cylindrique, que l’on garde au chaud dans son manteau, sont de véritables objets d’art.
Pour notre guoguo, nous avons choisi une cage aux allures de celles habituellement conçues pour les oiseaux, avec mangeoire et perchoir intégrés. Le grand luxe. Elle est bien plus spacieuse que les modèles traditionnels, mais n’en reste pas moins une cage, me diront les défenseurs du bien-être animal. Héloïse est aussi de cet avis, et nous avons convenu que le moment venu, Guoguo retournerait à la nature (si tant est que la zone comprise entre le deuxième et le troisième périphérique de Pékin puisse être apparentée à la « nature »). En attendant, il profite de son menu chou et carotte à volonté, et nous de son chant estival.