La vie d’expatrié rime toujours avec plurilinguisme, même si l’on observe des degrés d’exposition et de pratiques extrêmement différents d’une personne à l’autre, d’une situation à une autre. En Chine, il n’est absolument pas rare de rencontrer des expatriés qui font le choix de ne pas apprendre le chinois, de s’en tenir à quelques rares expressions (typiquement 你好 (nihǎo) : bonjour ; 多少钱? (duō shǎo qián) : combien ça coûte ?; et 谢谢 (xiexie) : merci), même quand ils sont véritablement installés en Chine (avec femme et enfant chinois) ! D’autres prennent des cours de chinois afin de pouvoir communiquer au quotidien et/ou au travail avec les Chinois, mais souvent ils n’apprennent pas à lire et à écrire les caractères chinois, se contentant de maîtriser l’oral et le pinyin (c’est-à-dire la transcription phonétique, alphabétique de la langue chinoise). Les expatriés qui font le choix d’apprendre véritablement le chinois, langue écrite comprise, sont très rares, et c’est bien compréhensible, car cet apprentissage requiert un temps considérable et une passion certaine. L’aptitude à parler chinois chez les expatriés dépend donc largement de deux facteurs : l’investissement dans l’apprentissage de la langue et les relations professionnelles/amicales avec des Chinois : il est en effet tout à fait possible de ne fréquenter quasiment que la communauté d’expatriés, et d’avoir des contacts très limités avec les Chinois, ou de fréquenter des Chinois anglophones. L’anglais est donc parfois davantage parlé par les expatriés que la langue du pays, car il permet de communiquer (de manière plutôt basique) avec plus de personnes : les expatriés provenant d’autres pays et les Chinois qui maîtrisent l’anglais, bien qu’ils ne soient pas très nombreux à Pékin. Tous les expatriés naviguent donc, dans des mesures très différentes, entre leur langue maternelle, la langue du pays et l’anglais.
Dans notre cas, comme nous ne sommes plus à une difficulté près, une quatrième langue vient se greffer à cet ensemble : celle de ma profession et celle dans laquelle je communique avec Héloïse. Ainsi, sans même m’en rendre compte, je manie quotidiennement, à des degrés de maîtrise très différents, quatre langues. Nous parlons français en famille, je parle italien avec Héloïse et utilise cette langue pour mes recherches, je parle un anglais très approximatif avec ma professeure de chinois et avec mes amis, et je bredouille mes premières phrases en chinois avec les Chinois que je côtoie dans mes activités quotidiennes.
Mais ce qui est passionnant à observer, c’est la manière dont un enfant réagit dans ce grand bouillon linguistique. Les tout-petits et les très jeunes enfants ont cette chance incroyable de ne pas devoir apprendre, au sens littéral, les langues : ils enregistrent les sons, les mots, les significations, et l’apprentissage de la langue/des langues se fait de manière inconsciente, là où les adultes sont plus ou moins contraints, à un moment donné, de prendre des cours, et en tout cas de fournir un réel effort pour s’approprier une nouvelle langue. Après un certain temps de latence, où l’enfant est donc en contact avec sa langue maternelle (ou ses langues maternelles), et éventuellement une tierce langue, il commence à parler. Lorsqu’il entend quotidiennement deux ou trois langues, il commence souvent à parler un peu plus tard, fait des mélanges, et possède un vocabulaire moins riche que celui de l’enfant unilingue, mais il rattrape rapidement ce léger retard et bientôt il parle deux ou plusieurs langues.
Avant de venir vivre à Pékin, Héloïse vivait dans un cadre bilingue : elle parlait italien avec son papa, sa nonna et moi, et français à la maison, à la crèche et dans toutes les autres situations de la vie courante. On conseille habituellement aux parents d’enfants bilingues d’appliquer une règle simple pour l’apprentissage de deux langues : chaque parent/référent parle uniquement sa langue maternelle, ce qui simplifierait la tâche de l’enfant dans la différenciation des deux langues et leur utilisation. Mais il faut garder à l’esprit que cette répartition ne garantit en rien un apprentissage équivalent des deux langues : la langue de la mère est en effet généralement prédominante, tandis que la langue du pays dans lequel vit l’enfant aura elle-aussi un rôle crucial quand l’enfant ira à la crèche ou à l’école notamment. Tenant compte de tous ces facteurs, j’ai fait le choix de m’adresser à Héloïse aussi bien en français qu’en italien, mais en appliquant un principe strict et simple : je lui parle en italien lorsque nous sommes seules ou dans un contexte italophone et j’utilise le français dans un contexte francophone. Grâce à cet arrangement et au temps passé avec son père et sa nonna, à son arrivée en Chine, Héloïse maîtrisait aussi bien le français que l’italien. Elle doit désormais compter une troisième langue à son quotidien : le chinois, qui est la langue de communication principale dans la crèche qu’elle fréquente à Pékin. Elle passe en effet ses journées dans une structure franco-chinoise, où les enfants (français) sont gardés par un personnel exclusivement chinois, qui ne parle que chinois. Depuis trois mois, elle entend donc quotidiennement parler chinois, et elle doit se faire comprendre par des personnes qui ne maîtrisent ni le français ni l’italien. Il est très difficile d’imaginer ce qu’elle peut comprendre et même ce qu’elle est capable de dire en chinois aujourd’hui, car elle n’a pas de raison d’utiliser cette langue à la maison, et pourtant, les premiers mots chinois d’Héloïse font depuis peu leur apparition chez nous ! En dehors des mots que nous lui avons-nous-mêmes enseignés, tels que « bonjour » 你好, « merci » 谢谢, elle utilise désormais le vocabulaire qu’elle a appris toute seule. Il s’agit de peu d’expressions, mais qui font toujours leur effet de surprise et qu’il faut à chaque fois deviner. Ses tous premiers mots chinois, Héloïse les a prononcés alors qu’elle assistait à une discussion familiale disons quelque peu animée : 不可以! (bu kěyǐ !), que l’on pourrait traduire par « assez !», ou « stop !», « arrêtez !». Quand elle m’appelle pour que je l’aide à descendre des toilettes, elle utilise parfois 好了 (hǎo le) : « c’est bon », « c’est fait », « j’ai fini ». Elle compte aussi parfois en chinois (avec plus de succès qu’en français et en italien, si l’on s’en tient à l’ordre numérique) : 一二三四 (yi, èr, san, sì) « un, deux, trois, quatre » ; et hier soir, alors qu’elle venait de m’appeler pour que je l’accompagne aux toilettes, elle a finalement rebroussé chemin et m’a dit : 没有了 (méi yǒu le) « c’est passé », « je n’ai plus envie ». Ses progrès sont très étonnants pour moi, car elle maîtrise des structures que moi-même (riche de mes 4 à 6 heures hebdomadaires de cours de chinois) je ne connais pas toujours, et cet apprentissage est amené à se poursuivre de manière exponentielle, puisqu’Héloïse ira à l’école chinoise pendant presque un an. Toutefois, je doute qu’une fois rentrés en France, elle conserve ces acquisitions, car elle n’aura pas d’occasions de continuer à utiliser le chinois au quotidien : elle connaîtra sans doute des facilités dans son apprentissage si un jour elle souhaite renouer avec cette langue dans sa scolarité (au collège, au lycée ou à l’université), mais elle oubliera vraisemblablement à peu près tout entre-temps…
Et le bébé ? Il est difficile de dire ce qu’il retirera quant à lui (qui n’est pas même né !) de cette expérience. Il ne parlera pas chinois, car nous aurons vraisemblablement quitté la Chine avant qu’il ne commence à parler. Pourtant, il va bel et bien acquérir des éléments de la langue chinoise, car il passera la première année de sa vie au contact de cette langue : nous avons effectivement l’intention d’engager une ayi à plein temps pour s’occuper de la maison et du bébé quand je souhaiterai sortir, reprendre les cours de chinois et mes activités universitaires. Il entendra donc quotidiennement parler chinois, ce qui devrait lui permettre d’acquérir la distinction des phonèmes de cette langue, c’est à dire qu’il pourra entendre et reconnaître tous les sons du chinois. Ça n’a l’air de rien, mais c’est déjà quelque chose de très précieux. Les nouveau-nés ont la capacité d’entendre tous les sons de n’importe quelle langue : au fur et à mesure qu’ils grandissent, ils vont sélectionner les sons de la ou des langues avec laquelle/lesquelles ils sont en contact, et parallèlement progressivement perdre leur capacité à entendre les phonèmes des autres langues. Voilà pourquoi par exemple les Espagnols ont autant de mal à prononcer le son « ve » : ils n’entendent tout simplement pas la différence entre « be » et « ve », car elle n’existe pas dans leur langue, et il leur faut donc tout d’abord éduquer leur oreille à les distinguer, puis leur bouche à prononcer le son inconnu. De même, quand nous imitons les Chinois, nous répétons de manière un peu moqueuse trois ou quatre syllabes, toujours les mêmes, persuadés que nous sommes que cette langue ne contient que des « ta » des « ping » et des « cho » : la réalité est ô combien plus complexe, et je désespère de saisir un jour du premier coup ce que ma professeure de chinois me dit. Il me faut fournir un effort de concentration incroyable pour distinguer les mots, qui sont naturellement très différents pour elle, et qui ont la pénible tendance à tous se ressembler pour moi. Ces sons seront en revanche naturellement familiers pour le bébé, mais conservera-t-il cette oreille ? Certaines études tendent à affirmer que c’est le cas, que des nouveau-nés adoptés et coupés de la culture et de la langue de leur mère biologique reproduisent dans leurs babillages et dans leurs premiers mots des sons qu’ils avaient entendus dans le ventre de leur mère et qui n’existent pas dans leur nouvel environnement… (je lui souhaite pour l’heure de ne pas trop m’écouter quand je mutile la langue chinoise). Affaire à suivre !